Manon Lescaut : histoire d’un chevalier qui devint béta…

Manon Lescaut : histoire d’un chevalier qui devint béta…

L’Abbé Prévost retranscrit dans Manon Lescaut le penchant inné de l’homme à l’idéalisation féminine. Le titre en constitue déjà un exemple : Manon Lescaut est l’objet unique de l’œuvre, tout ce en vue de quoi elle se déroule, alors même que le premier sujet et narrateur-personnage de l’œuvre est le chevalier Des Grieux. Nous verrons ici en quoi, parce que Des Grieux cède à ce penchant pour l’idéalisation, le personnage constitue un contre-modèle masculin.

« N’est-ce pas là, d’ailleurs, le vrai moyen de gagner le paradis : connaître le chemin de l’enfer pour l’éviter. »

Le Prince, Machiavel

La vision d’un monde régi par l’argent

L’argent comme nœud dramatique

« L’amour est plus fort que l’abondance, plus fort que les trésors et les richesses, mais il a besoin de leurs secours. »

Manon Lescaut, Abbé Prévost

Cette citation du début de l’œuvre annonce un des principaux ressors dramatiques de l’intrigue : l’argent. L’intrigue est certes amoureuse, motivée par le maintien de la relation du chevalier Des Grieux et Manon Lescaut, mais sa progression est grandement déterminée par l’argent possédé. C’est un louis d’or qu’on donne au cocher ou au valet pour acheter son soutien, d’autres qu’on donne au garde en échange d’un service ; chaque nouveau manque d’argent créé un nœud dans l’intrigue qu’il convient de démêler afin qu’elle se poursuive. C’est ainsi que le récit se trouve ralenti par l’irruption envahissante et coûteuse du frère de Manon dans le couple Manon/Des Grieux. Ce dernier doit considérer un moment les solutions possibles pour remédier au manque d’argent et se résout, après une longue délibération, à tricher aux jeux sur le conseil du frère Lescaut. L’abandon de la morale à des fins économiques est qualifiée de « cruelle nécessité » et Des Grieux, bien que non-libertin, emploie une maxime libertine comme argument d’autorité pour le justifier: « Il faut compter ses richesses par les moyens qu’on a de satisfaire ses désirs ». Le chevalier a donc recours au vice pour gagner de l’argent une fois les honnêtes voies épuisées, faisant de l’amour une finalité qui se monnaye et qui justifie par sa seule existence tous les moyens employés à l’atteindre.

« Il a l’argent […], il aura la femme »

« Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. »

Manon Lescaut, Abbé Prévost

L’association de l’argent à la femme est récurrente dans le roman, si ce n’est son motif principal. Des Grieux cherche constamment à remplir sa bourse pour offrir un confort suffisant à ce que Manon demeure auprès de lui. L’argent serait l’outil nécessaire à la conservation de la femme grâce au confort qu’il procure. Le parallélisme « Manon était passionnée par le plaisir, je l’étais pour elle » témoigne du lien étroit et nécessaire entre argent et accès à la femme : si je suis passionné par Manon, alors je dois lui permettre d’accéder au plaisir pour qu’elle m’aime (sous entendu par des moyens financiers). Des Grieux est si fermement convaincu que l’argent est la clé d’une relation prospère avec Manon qu’il ne voit désormais ses proches que comme de possibles soutiens financiers. C’est le cas de Tiberge, qu’il vient apitoyer dans l’espoir qu’il lui donne quelque somme : « j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines », ou du frère Lescaut qu’il consulte malgré sa mauvaise fréquentation. Mais dans le livre comme dans la vie, l’argent ne suffit pas à conserver la femme, autrement le mariage de raison aurait fait des épouses fidèles et l’on n’aurait pas connu de femmes plus loyales que les libertines.

La femme forte et indépendante ou la contingence masculine

Etre fortuné ne suffit effectivement pas à conserver sa bien-aimée, en témoigne la fin tragique du roman qu’on peut interpréter dans ce sens. Et quand bien même c’était le cas, comme le croit fermement Des Grieux, s’ajoute ici une difficulté supplémentaire pour lui : Manon endosse, de son chef et à plusieurs reprises, la responsabilité d’apporter l’argent au foyer à la place de Des Grieux. « Laisse-moi, pour quelque temps, le ménagement de notre fortune », lui dit-elle dans une lettre de départ. Ainsi, le rôle que pense occuper Des Grieux, soit celui de l’amant porte-monnaie, est-il annulé parce que Manon peut occuper la même fonction que lui. Manon n’a donc pas l’obligation de rester auprès de son amant principal, et peut batifoler d’homme riche en homme riche pour officiellement rapporter de l’argent au couple, et officieusement faire des infidélités à Des Grieux. La seconde lettre de Manon, très provocante, montre son désintérêt nouveau pour leur relation : « G… M… l’avait reçue avec une politesse et une magnificence au-delà de toutes ses idées. […] Elle m’assurait néanmoins qu’elle ne m’oubliait pas, dans cette nouvelle splendeur… ». Elle annonce ici à Des Grieux, dans une duplicité propre aux protagonistes de romans libertins, qu’elle préfère la compagnie d’un autre tout en signant de l’oxymore « votre fidèle amante ».

Nous l’aurons compris, Des Grieux présente un profil beta dans la traditionnelle dichotomie alpha/beta des profils masculins puisqu’il espère conquérir les femmes par l’argent. Mais le drame est qu’il ne parvient même pas à remplir sa fonction de porte-monnaie, soit à cause de péripéties nouvelles, soit parce que Manon la remplit à sa place. Ainsi Des Grieux est-il doublement éloigné du succès de son entreprise galante : il échoue à son rôle de beta, et lorsqu’il le remplit la volage Manon ne lui est pas plus fidèle.

La femme idéalisée

L’aveuglement quant au vice féminin

« Je confessais que j’étais un brutal, et que je ne méritais pas le bonheur d’être aimé d’une fille comme elle ». Eh non, Des Grieux ne mérite pas d’être aimé (si tel est le cas) d’une libertine.

Voir l’argent comme clé au cœur féminin implique, dans la mesure où le chevalier met tout en œuvre pour obtenir cet argent, de considérer la femme comme finalité, voire comme raison de vivre, et cette considération passe d’abord par le pardon de n’importe quel méfait qu’elle commet. L’inconstance de Manon est en effet permise parce qu’elle n’a pas de conséquence sur son couple. Des Grieux idéalise tant Manon qu’il boit ses excuses, lui en trouve lui-même ou lui offre son pardon par le seul fait qu’elle est Manon. Après son infidélité avec B…, Manon se justifie ainsi auprès de Des Grieux : « il l’avait éblouie par de si vives promesses, qu’elle s’était laissé ébranler par degrés ». Un topos de l’excuse féminine n’est-ce pas ? La pauvre femme n’a rien pu faire face à l’emprise qu’a exercé cet homme sur lui, ce n’est pas de sa faute si elle a failli. De nos jours, Manon aurait pu ajouter que B… est un pervers narcissique que l’excuse n’aurait pas été moins efficace. Elle emploie de même le sur-usité chantage affectif : « elle était venue droit au séminaire, avec la résolution d’y mourir », et achève la parade par une douce pommade : « Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines ». Enfin, du fait de cette idéalisation, Des Grieux finit lui-même par échanger les rôles, se rabaissant lui-même pour élever Manon : « Accuser Manon, c’est de quoi mon cœur n’osait se rendre coupable ». C’est lui qui devient coupable de vouloir accuser Manon d’un vice qu’elle a effectivement commis.

La femme comme finalité

Mais si Des Grieux est aveuglé quant au vice féminin, c’est bien parce qu’il prend pour objectif la possession de la femme. En la plaçant au centre de sa vie, il organise tout en vue de sa conservation. A ce propos, il dit : « Je me serais donné mille fois la mort, si je n’eusse pas eu dans mes bras le seul bien qui m’attachait à la vie ». Dès lors que Des Grieux a rencontré Manon, elle est devenue son unique raison de vivre et la justification suprême de ses choix de vie. C’est de plus parce qu’il désire la femme qu’il pense être bon de tout entreprendre pour la conserver. Aurait-il autrement besoin de persuader Tiberge ou son père de la bonté de celle-ci ? C’est aussi pourquoi, au lieu de sanctionner sa belle pour ses frivolités, il souhaite en sanctionner les complices: « je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris pour aller poigarder B… ». Il écarte les obstacles autour de Manon de telle sorte qu’elle soit toujours exempte de vice pour justifier son propre désir d’elle. En d’autres mots, il rationnalise a posteriori les méfaits de sa dame pour conserver un apparat de constance intérieure.

Le roi Candaule

L’idéalisation de la femme par Des Grieux termine dans un candaulisme exacerbé. Il apprécie montrer sa femme à d’autres, car il tire une satisfaction personnelle des compliments qu’elle reçoit. Dans la scène du dîner avec M. de G… M…, Des Grieux écoute d’abord l’entrevue entre Manon et cet homme à qui elle doit soutirer de l’argent, content des échanges physiques qui se produisent juste à côté de lui: « Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’était autant de droits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains. » Non seulement il justifie les attentions de Manon vers un autre homme, mais il les justifie parce qu’il en tirera des bénéfices monétaires pour son couple. Pour que son couple soit prospère, Des Grieux, accepte donc de prostituer sa femme dans la plus grande candeur. Plus loin, il dit : « Je m’applaudissais d’être aimé d’une fille que tout le monde trouvait aimable ». Certes l’on peut voir ici une fierté simple, mais n’y a-t-il pas une part d’ignorance de son propre candaulisme dans cette auto-congratulation ? En effet, « tout le monde » a beau trouver Manon aimable, les personnes qu’elle rencontre font toutefois presque toutes partie de ses amants.

Conclusion

Des Grieux constitue donc un contre-modèle masculin en ce qu’il incarne l’archétype du beta, organisant toutes les modalités de sa vie autour de Manon, quelque médiocre qu’elle soit, fermement convaincu que l’argent peut tout en vue de son objectif suprême : la conservation de la femme. Et cela lui cause bien des peines : le chevalier, idéal de bravoure et de noblesse par son appellation, se jette dans la tourmente dès qu’il s’engage avec Manon et cède au vice, allant de la triche aux jeux à des fuites de prison.

Enfin, la mort du père tient une symbolique forte dans la perte de Des Grieux. L’autorité paternelle, qui s’affirmait au début du roman par le refus de laisser le chevalier en proie à ses émotions juvéniles, est détruite à sa fin par cela même qu’il a refusé de la respecter. Des Grieux a supprimé le rôle de son père, il ne pourra en cela jamais tenir son rôle d’homme.

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